Jobert. 1173 — janvier 1177. — Roger des Moulins. Octobre 1177 — mort 1 mai 1187
A quelque époque qu'il convienne de placer le début du magistère de Jobert, — on sait, en effet, qu'un acte de 1171 (1) ne laisse pas d'être embarrassant sur ce point — il est certain que de 1173 à 1177 (1) ce grand-maître occupa la suprême magistrature. Son pays d'origine et sa famille nous sont inconnus, et nous ignorons également quelles fonctions dans l'Ordre Jobert avait remplies avant sa promotion.Pendant qu'il gouverna l'Hôpital, la mort de Nour-ed-Din (15 mai 1174) et celle du roi Amaury (11 juillet 1174), les difficultés survenues à l'occasion de la tutelle du jeune Baudouin IV, successeur du roi défunt, amenèrent une sorte de répit dans les opérations militaires contre les Musulmans. On ne perdait cependant pas de vue en Terre Sainte la question d'Egypte, qui occupait tous les esprits. Dès 1176, les Hospitaliers avaient fait renouveler par Baudouin IV les avantages qu'Amaury leur avait promis en Egypte et qui étaient restés lettre morte (3), et augmenter de 30 000 besants la rente qui leur avait été assignée sur le territoire de Belbeis (4). L'année suivante, une ambassade avait formellement proposé, au nom de l'empereur Manuel, une nouvelle expédition en Egypte; mais le refus du comte Philippe de Flandre, alors en Terre Sainte (5), d'y coopérer avait fait rejeter ces ouvertures.
Un document cependant, émané de Roger des Moulins et daté de 1173, vient à l'encontre de cette chronologie, et, s'il était péremptoire, la troublerait singulièrement.
Mais Herquet (6), en l'étudiant, avait déjà, dès 1880, démontré d'une façon certaine qu'il y avait une erreur dans la transcription de la date ; il avait proposé de la restituer en « 1177 »; il nous a paru qu'elle devait plus vraisemblablement être corrigée en « 1170 » (7). Mais, quelle que soit la restitution adoptée, l'acte n'est certainement pas un obstacle à l'existence de Jobert comme grand-maître de 1173 à 1177.
L'administration de Jobert n'offre pas de traits saillants : le roi de Jérusalem lui confirme les donations dont l'Ordre a été l'objet de la part de ses sujets, les acquisitions qu'il a faites (8), et y ajoute quelques libéralités personnelles (9); l'examen de ces divers contrats, intervenus à titre gracieux ou onéreux, révèle un développement régulier des Hospitaliers à Jérusalem (10), aux environs de Jaffa (11), à Tibériade (12), dans les districts de Tripoli (13) et d'Antioche (14). Jobert se préoccupa aussi de réglementer les services religieux et hospitaliers de l'Hôpital. Il assura des distributions de pain blanc aux malades soignés dans l'hospice de Jérusalem, en affectant à cet usage les revenus de deux casaux, S. Marie et Gaphaer (15), et organisa les messes et les obsèques dans l'église conventuelle de Jérusalem (16). Mais, au point de vue militaire ou politique, il ne semble pas avoir joué un rôle important.
A peine savons-nous qu'il s'entremit avec succès pour obtenir la délivrance de Raymond III, comte de Tripoli, prisonnier des Sarrasins (17).
Dans ses rapports avec les autorités ecclésiastiques, la persévérance de son intervention produisit des résultats plus appréciables. Si les Latins, inquiets des visées de l'empereur Manuel, qui aspirait à étendre sa domination sur toute la Terre Sainte, furent contraints de faire à l'influence grecque quelques concessions, si Jobert, à leur exemple, abandonna à l'archevêque grec de Gaza l'église S. Georges de Gibelin (Beit-Djibrin) et affilia le prélat grec à l'Hôpital (18), en revanche il soutint avec énergie et succès les droits de son ordre contre le clergé en général, et le clergé de Terre Sainte en particulier. C'est à sa requête que le pape Alexandre III intervient pour ordonner aux prélats de ne pas exiger la dime des novales, des terres cultivées' directement par les Hospitaliers et des fourrages destinés à la nourriture de leur bétail (19). Une transaction règle en 1175 les droits respectifs de l'Hôpital et de l'église d'Acre (ordinations, extrême-onction, instruction des enfants, relevailles, processions, confessions, prédications, testaments, sépultures), dans laquelle le grand-maître n'abandonne aucun des privilèges qu'il tenait du S. Siège (20). Enfin, à l'occasion d'un accord avec l'archevêque d'Apamée sur la possession de deux casaux (mars 1175), Jobert fit reconnaître sur le casal Tricaria, que cet accord lui avait attribué, l'indépendance, vis-à-vis de l'autorité épiscopale, du chapelain qu'il lui plairait de désigner pour le desservir, et, en ce qui concernait le vicaire du chapelain, le maintien des usages suivis partout dans l'Ordre et spécialement en Terre Sainte (21).
Le magistère de Jobert prit fin entre le mois de janvier et le mois d'octobre 1177 (22), sans que nous sachions les circonstances qui accompagnèrent la mort du grand-maître. Ce qui est certain, c'est qu'il ne mourut pas, comme les historiens l'ont cru, dans les prisons de Saladin à la suite de la surprise du Gué de Jacob (10 juin 1179). La chronologie proteste contre cette opinion inadmissible; on sait, en effet, que le successeur de Jobert était déjà en fonctions dès octobre 1177.
L'erreur s'explique par une confusion; les témoignages (23) relatifs à ce combat ont confondu le grand-maître de l'Hôpital avec le grand-maître du Temple, qui fut réellement présent à cette affaire et fait prisonnier par Saladin, tandis que Jobert était certainement mort avant octobre 1177.
Le nom de Jobert est resté attaché aux prescriptions religieuses et hospitalières que nous avons signalées plus haut. Les historiographes de l'Hôpital n'ont retenu de son magistère que le souvenir de son zèle dans ces deux ordres d'idées ; l'étude que vous venons de consacrer à ce grand-maître confirme pleinement le jugement de la postérité (24).
Roger des Moulins, successeur de Jobert, était, d'après P. A. Paoli (25), un chevalier normand. Il aurait appartenu à la famille Lymosin, qui prit par la suite le nom du château de Moulins (26) qu'elle possédait. Cette assertion, qui ne repose sur aucun texte probant, mais sur des rapprochements, vraisemblables il est vrai, quoique d'un caractère absolument hypothétique, ne doit être signalée ici qu'à titre d'indication, et l'origine du grand-maître n'en reste pas moins obscure.
Quand Roger des Moulins, en 1177, prit le pouvoir, les Hospitaliers formaient un des éléments militaires les plus solides du royaume latin, et étaient en cette qualité engagés dans toutes les questions qui touchaient à la politique intérieure et extérieure du pays. Ils mettaient leurs épées au service des intérêts temporels des Latins, et cette immixtion, contraire à l'esprit de l'Ordre et de leur fondateur, les éloignait des oeuvres d'hospitalité pour lesquelles ils avaient été institués. Le S. Siège, préoccupé de maintenir parmi eux le caractère hospitalier dont ils s'écartaient, dut les rappeler à l'observation des préceptes que Raymond du Puy leur avait tracés. Une bulle d'Alexandre III leur défendit de faire la guerre, à moins que l'étendard de la Sainte Croix n'eût été déployé pour la défense du royaume ou le siège d'une place occupée par les Infidèles, et leur enjoignit de ne pas délaisser le soin des pauvres et des malades pour le métier des armes (27).
Dans leurs rapports avec les Templiers, leurs émules et leurs rivaux, l'harmonie était loin de régner. En conflits permanents sur leurs droits et leurs possessions, les deux ordres s'épuisaient, au grand détriment de la cause chrétienne, en querelles stériles et sans cesse renaissantes. Cette situation attira l'attention du souverain pontife, et, sur les instances de celui-ci, un accord intervint entre les deux grands-maîtres Roger des Moulins et Eudes de S. Amand. Après avoir réglé les contestations antérieures, le pape, dans le but d'en prévenir le retour, instituait le principe de l'arbitrage, et en déterminait le mode. Trois frères de chaque ordre, choisis comme arbitres dans chaque cas particulier, avaient le droit de s'adjoindre chacun deux autres frères de leur ordre, et, en cas de dissentiment, de faire appel aux bons offices de personnages étrangers aux deux religions. Si l'arbitrage était insuffisant à rétablir la concorde, l'affaire devait être soumise en dernier ressort à la décision des deux grands-maîtres. « Les deux « maisons, dit le texte de la transaction, quoique séparées par « leur profession, ne doivent en faire qu'une, grâce à leur « amour réciproque l'une pour l'autre. » L'exagération même de ce souhait montre la profondeur des dissentiments qui divisaient le Temple et l'Hôpital, et la suite des faits témoigne qu'un instrument diplomatique était insuffisant à les éteindre (28).
Cependant sur un point les deux ordres marchaient de pair : l'Hôpital partageait avec le Temple la haine que l'autorité ecclésiastique diocésaine nourrissait contre les privilèges des ordres militaires (29). Le clergé séculier n'acceptait pas sans protester les immunités que ces ordres tenaient du S. Siège, et ne laissait échapper aucune occasion de s'élever contre leurs empiétements. Le concile de Latran (mars 1179), saisi des plaintes des prélats, réforma les abus nés de l'application excessive de ces privilèges.
Il défendit aux ordres militaires de recevoir de la main des laïques des églises et des dîmes sans le consentement de l'autorité diocésaine, et annula les dons récents (moderno tempore) à eux faits de ce chef (30). Il les engagea à éviter d'accueillir les personnes excommuniées ou interdites, à faire accepter par l'évêque les prêtres chargés d'assurer le service divin dans les églises qui ne relevaient pas d'eux de plein droit, mais reconnut que ces prêtres, une fois nommés même sans l'agrément du diocésain, ne pouvaient être déplacés par lui. En cas d'interdit frappant les églises du Temple et de l'Hôpital, les offices ne devaient y être célébrés qu'une fois par an, et aucune sépulture n'y pouvait être faite. Quant aux confrères affiliés à ces ordres, ils restaient, au même titre que les autres paroissiens, soumis à la juridiction épiscopale tant qu'ils n'abandonnaient pas leurs biens pour se soumettre complètement à la vie religieuse des Templiers ou des Hospitaliers. Cette réglementation, en réformant les abus, laissait intacts les privilèges fondamentaux des ordres militaires, et ne donnait qu'une demi satisfaction aux revendication des prélats (31). Ces derniers, ne se tenant pas pour battus, redoublèrent d'attaques et de vexations contre l'Hôpital; il fallut que de nouvelles injonctions pontificales les rappelassent à l'exécution des décisions du concile, au respect des personnes et des biens des Hospitaliers (26 août 1180) (32), et leur prescrivissent d'excommunier quiconque attaquerait à main armée les Hospitaliers ou les Templiers (après 1181) (33).
Au moment où Roger des Moulins venait de succéder à Jobert, Saladin avait envahi de nouveau le royaume de Jérusalem par le sud, et menaçait Ascalon. Baudouin IV, dont l'armée était fort réduite dans ces parages, rassembla à la hâte les quelques renforts qu'il avait sous la main, et parut soudain dans la plaine qui s'étend entre Ramleh et Montgisart (Tell-Djezer).
L'armée musulmane, forte de 20 000 hommes de cavalerie légère, fut surprise au moment où elle fourrageait par groupes dispersés, et mise en pleine déroute après des prodiges de valeur de la part des Chrétiens (25 novembre 1177) (34). Les Hospitaliers prirent-ils part au combat ? Bien que niée par Guillaume de Tyr, leur présence à cette bataille, affirmée par la Chronique d'Ernoul (35), est hors de doute. Nous savons, en effet, par une lettre du grand-maître destinée à servir de certificat à un croisé blessé dans l'action et resté estropié par suite de ses blessures (36), le rôle joué par eux dans cette campagne. Roger des Moulins reconnaît dans cette lettre que ce chevalier a vaillamment combattu à ses côtés, que parmi les Chrétiens 1100 ont péri dans la mêlée, et que 750 blessés ont été recueillis dans l'hôpital de l'Ordre à Jérusalem. Il ajoute que les 900 malades de l'hôpital attendaient, à genoux sur le sol, le résultat de la bataille, priant Dieu d'accorder la victoire à l'armée royale, et que lui-même, avant de quitter la ville à la tête de ses chevaliers pour marcher à l'ennemi, avait confié aux femmes de Jérusalem la défense de la cité et du château de David. Cette brillante victoire, accueillie en Terre Sainte avec une joie universelle, fut considérée comme le prélude pour les armes chrétiennes de nouveaux succès. Il n'en fut rien cependant : les combats malheureux soutenus par les Latins autour du Gué de Jacob (août 1178), le siège par Saladin (mai 1179) de la forteresse qu'ils venaient d'élever en cet endroit pour défendre le passage du Jourdain, et la défaite que leur infligèrent les Musulmans devant cette place, défaite qui coûta la liberté au grand-maître du Temple Eudes de S. Amand (10 juin 1179), donnèrent un démenti sanglant aux espérances prématurément conçues (37).
Cette défaite eut-elle, en ce qui concerne les Hospitaliers, le résultat que lui attribuent les chroniqueurs orientaux (38), en affirmant qu'elle détermina la captivité du grand-maître de l'Hôpital en même temps que celle du grand-maître du Temple? Si, comme nous l'avons établi plus haut, Jobert doit, en cette circonstance, être mis hors de cause, puisque, dès octobre 1177, il n'occupait plus le magistère, il se pourrait que Roger des Moulins, son successeur, fût visé par cette affirmation, les récits arabes ne mentionnant les captifs que par le nom de leurs dignités. Rien du reste ne s'oppose absolument à ce que Roger des Moulins ait été fait prisonnier à l'engagement du 10 juin 1179. Mais la confusion qui, dans les sources occidentales, s'est établie à l'occasion de ce combat entre les grands-maîtres du Temple et de l'Hôpital, est une présomption que les historiens orientaux peuvent, eux aussi, s'être trompés. La forteresse du Gué de Jacob appartenant aux Templiers, il semble que ceux-ci ont dû jouer, dans la campagne qui se déroula autour d'elle, un rôle plus décisif que les Hospitaliers, et la capture de leur grand-maître, qui est hors de doute, semble plus vraisemblable que celle de Roger des Moulins. Si l'on tient absolument à justifier l'assertion des sources arabes, on doit remarquer que celles-ci, peu familiarisées avec la hiérarchie militaire des Chrétiens, désignaient généralement par l'appellation de « grands-maîtres » les chefs des contingents Hospitaliers et Templiers, et que le dignitaire de l'Hôpital, qui aurait été capturé par les Infidèles, n'était pas nécessairement le grand-maître de l'Ordre. Sous ces réserves leur témoignage est peut-être admissible.
En présence des incursions incessantes et heureuses de Saladin dans le royaume de Jérusalem, Baudouin IV se décida (1180) à conclure une trêve avec lui (39). Celle-ci ne fut pas de longue durée; les barons, et parmi eux Renaud du Crac et Bohémond d'Antioche, continuèrent à faire des chevauchées en pays musulman. Saladin, rendant Baudouin IV responsable de ces violations du traité, dénonça la trêve et reprit les armes (mai 1182).
Pendant les années qui suivirent (1182-1184), les hostilités, menées avec des succès divers, se continuèrent sans interruption, consacrant, de campagne en campagne, de nouveaux progrès de Saladin, et rendant, de jour en jour, la situation des Latins plus précaire et plus menacée (40).
Au danger extérieur s'ajoutaient des complications intérieures : l'état de santé de Baudouin IV, devenu aveugle, avait nécessité l'établissement d'une régence, dont Guy de Lusignan avait été investi (41). Mais l'incapacité militaire de celui-ci, l'impopularité universelle dont il jouissait, l'inimitié ouverte entre lui et le roi avaient successivement amené le couronnement anticipé du jeune Baudouin V en novembre 1183 (42) et la nomination du comte de Tripoli comme régent du royaume en 1185 (43). Ces mesures, prises en haine de Guy de Lusignan, avaient divisé les barons; le patriarche de Jérusalem et les grands-maîtres de l'Hôpital et du Temple tenaient pour Lusignan, et avaient bruyamment, dans une assemblée convoquée par Baudouin IV à Acre, fait connaître leurs préférences (44). En acceptant la régence et la tutelle du petit roi, Raymond de Tripoli avait posé ses conditions : il demandait que la tutelle fût confiée à un autre qu'à lui, que la régence lui fût assurée pendant dix ans jusqu'à la majorité de Baudouin V, et qu'en cas de décès prématuré de celui-ci elle lui fût continuée jusqu'à l'expiration de ces dix années, de quelque façon que la succession au trône fût alors réglée par le pape, l'empereur et les rois de France et d'Angleterre. Pour l'indemniser des dépenses nécessitées par la défense du royaume, il réclamait la possession d'une place de garantie avec ses revenus; il exigeait aussi, — et cette exigence avait le double objet de désarmer l'hostilité des ordres militaires et de donner à la résistance contre les Musulmans un point d'appui solide, — que toutes les forteresses et châteaux du royaume fussent remises aux Hospitaliers et aux Templiers (45). Devant cet ultimatum, les barons se soumirent à toutes les exigences du comte de Tripoli, auquel Beirout (Beyrouth) et son territoire furent donnés en gage.
En même temps la nécessité, plus urgente que jamais, de faire appel aux secours de l'Occident, détermina l'envoi aux princes chrétiens d'une ambassade, composée du patriarche de Jérusalem Héraclius, du grand-maître du Temple Arnaud de Toroge et du grand-maître des Hospitaliers. Le départ de cette ambassade dut avoir lieu en juin 1184, et non en avril, comme le pense le dernier historien du royaume de Jérusalem (46). Un acte de juin 1184, en effet, atteste la présence de Roger des Moulins en Palestine (47), tandis qu'une lettre de Baudouin IV à ses ambassadeurs (48), destinée à les informer des événements survenus en Orient depuis leur embarquement, mentionne en première ligne l'invasion par Saladin du territoire du Crac, survenue le 9 ou 10 juillet. Il n'est donc pas douteux que l'ambassade se mit en route en juin 1184. Elle débarqua à Brindisi, gagna Rome et Vérone, où elle rencontra la cour pontificale et l'empereur Frédéric Barberousse en novembre 1184 (49). C'est dans cette ville que mourut le grand-maître du Temple. Héraclius et Roger des Moulins, continuant seuls leur route, arrivèrent, le 16 janvier 1185, à Paris, et y reçurent un accueil enthousiaste de la part de l'évêque, du peuple et du roi Philippe-Auguste; mais si le roi leur donna de larges subsides, il n'osa prendre la croix par crainte de son dangereux voisin Henri II, roi d'Angleterre. Poursuivant leur voyage, les envoyés passèrent en Angleterre (50), et rejoignirent Henri II à Reading; l'accueil fut le même qu'en France. Le roi convoqua un parlement à Londres pour le 18 mars, mais s'excusa, pour les mêmes motifs que ceux que Philippe-Auguste avait allégués, de ne pas prendre personnellement la croix. Un grand nombre cependant de prélats et de chevaliers, appartenant à tous les pays de la couronne des Plantagenets, anglais, normands, bretons, gascons, angevins, manceaux et tourangeaux, se croisèrent.
L'archevêque de Cantorbéry ordonna à ses suffragants de faire prêcher la croisade dans leurs diocèses, et le roi d'Angleterre prescrivit la levée de collectes pour la Terre Sainte. Héraclius et Roger des Moulins reprirent alors le chemin du continent, accompagnés du roi. Le 10 avril 1185 ils étaient à Douvres (51), et s'y embarquaient le 16 pour la France. Le 21 avril, Héraclius se trouvait à Rouen (52); à Vaudreuil, Henri II et Philippe Auguste se rencontraient, et entouraient de belles promesses leur refus de prendre la croix (53). Les ambassadeurs, comprenant que leur mission était terminée, se mirent en devoir de regagner la Terre Sainte; les documents signalent la présence du patriarche à Angers (54) et celle de Roger des Moulins à Chartres (55). Nous ignorons l'époque de leur retour en Orient; il eut probablement lieu dans l'été de l'année 1185 (56).
A ce moment, la mort du jeune Baudouin V à Acre (1186), survenue peu après celle de Baudouin IV (1185), venait d'ouvrir la question de l'hérédité au trône de Jérusalem. La couronne, en effet, revenait à Sybille, soeur de Baudouin IV; mais l'impopularité dont jouissait son mari Guy de Lusignan, l'ambition déçue de Raymond de Tripoli, tuteur du jeune Baudouin V, que la mort de son pupille reléguait brusquement au second plan, suscitèrent contre elle de puissantes et nombreuses inimitiés. Si le patriarche de Jérusalem, par reconnaissance pour la reine Agnès, mère de Sybille, à laquelle il devait tout, et si les Templiers, par haine du comte de Tripoli, soutinrent les droits de la princesse, Roger des Moulins et les Hospitaliers les combattirent, en déclarant qu'il appartenait au pape, à l'empereur d'Allemagne et aux rois de France et d'Angleterre de fixer la succession au trône. Devant cette opposition, il fallut, pour assurer la sécurité du couronnement de Sybille et de Guy de Lusignan, fermer les portes de Jérusalem et accomplir la cérémonie en secret.
Le trésor du S. Sépulcre, dans lequel étaient conservés les insignes royaux, s'ouvrait avec trois clefs; Roger des Moulins refusa obstinément de se dessaisir de la sienne, et ne céda que devant les menaces de violences dont il fut l'objet (57). A la nouvelle de ce couronnement clandestin, les barons indignés refusèrent au nouveau roi le serment de fidélité, et se solidarisèrent dans leur rébellion avec le comte de Tripoli. Celui-ci, menacé par Guy de Lusignan d'être assiégé dans Tibériade, appela Saladin à son secours et leva l'étendard de la révolte (58).
Le royaume cependant n'avait pas besoin de ces complications intérieures; le péril extérieur, qui pouvait éclater d'un moment à l'autre, était assez menaçant pour causer aux Latins les plus vives anxiétés, anxiétés dont les appels sans cesse renouvelés aux secours de l'Occident montrent la gravité exceptionnelle. Les Chrétiens étaient, il est vrai, sur le pied de trêve avec les Musulmans (59) ; mais cette suspension d'armes, dont personne ne se dissimulait la fragilité, pouvait se rompre au moindre incident de frontière, et tout était à craindre du zèle intempestif et de l'humeur batailleuse des barons. Saladin n'attendait qu'une occasion favorable pour reprendre la campagne. Cette occasion se produisit à la fin de 1186; Renaud du Crac, en effet, au mépris de la trêve, avait surpris et capturé une grande caravane qui se rendait du Caire à Damas, et dans laquelle se trouvait la soeur de Saladin. A cette violation flagrante des traités, l'émir répondit en faisant prêcher la guerre sainte, et en rassemblant contre les Latins ses forces de Syrie et d'Egypte (60).
Devant l'imminence du danger, les barons, rassemblés à Jérusalem par le roi Guy de Lusignan aux environs de pâques (27 mars 1187), avaient exigé qu'avant tout une réconciliation intervînt entre le roi et Raymond de Tripoli. Pour faire face à l'attaque de Saladin, l'appui du plus puissant feudataire, du plus vaillant et du plus expérimenté capitaine du royaume, était indispensable. Les grands-maîtres du Temple et de l'Hôpital, Josse, archevêque de Tyr, Balian d'Ibelin et Renaud de Sidon furent désignés pour négocier cette réconciliation, et chargés de se rendre à Tibériade auprès du comte de Tripoli. Les grands-maîtres, accompagnés de quelques chevaliers, partirent les premiers (29 avril) pour s'acquitter de leur mission; ils devaient être rejoints par l'archevêque, par Balian d'Ibelin et par Renaud de Sidon. Mais le comte avait favorisé le passage (61) dans le district de Tibériade d'une armée musulmane de 7000 hommes; quand les forces chrétiennes, très peu considérables (62), encore qu'elles eussent été rejointes par quelques détachements isolés, atteignirent Nazareth (1 mai 1187), elles apprirent que l'ennemi était aux environs de Saforie (Sefouriyeh) et se dirigèrent à sa rencontre ; mais, prises entre 4000 hommes, qui les attendaient dans la vallée à la fontaine du Cresson, et 3000 autres qui, campés à Kefr Kenna, vinrent au secours des premiers, elles furent taillées en pièces et mises en complète déroute (63). Roger des Moulins, après des prodiges de valeur, tomba percé de flèches et d'un coup de lance à la poitrine (64). Le Templier Jacques de Mailly et Henri, frère de l'Hôpital, continuèrent le combat jusqu'à ce qu'avec leurs compagnons ils succombassent sous les traits des Infidèles ; Robert Fresnel, maréchal du Temple, et 60 Templiers furent tués à leurs côtés ; les 40 habitants de Nazareth, qui s'étaient joints aux Chrétiens, furent faits prisonniers. Le grand-maître du Temple Gérard de Ridefort avec deux Templiers et cinq frères de l'Hôpital échappèrent seuls à la mort (65).
Cette surprise n'était que le prélude des désastres qui allaient se succéder en Terre Sainte. Si elle affecta douloureusement les Hospitaliers, que la mort d'un chef respecté et autorisé laissait sans direction au moment du danger le plus menaçant, elle eut pour le royaume de Jérusalem, qu'elle mettait à la merci du vainqueur, les conséquences les plus désastreuses.
Les historiens de l'Ordre s'accordent à faire l'éloge de l'administration de Roger des Moulins, de sa piété (1), de son expérience des affaires de Terre Sainte, de la sagesse de ses conseils (2) et de son courage dans les combats. L'examen des faits ne dément pas leur jugement. Très écouté à la cour des rois de Jérusalem, il avait auprès d'eux une situation personnelle de premier rang; ses avis, toujours empreints d'une grande modération, s'inspiraient d'un vif désir de servir la cause chrétienne ; son autorité ne fut jamais mise au service des rancunes et des compétitions particulières des barons; pendant son magistère, la conduite militaire ou politique des Hospitaliers ne donna jamais prise aux soupçons que celle des Templiers inspira. Quant à sa bravoure, elle est attestée par la fin glorieuse qui couronna sa carrière. Au point de vue administratif, son gouvernement eut un constant souci de développer l'Ordre et d'en défendre les privilèges contre la jalousie et les empiétements des pouvoirs ecclésiastiques et civils. Les statuts qui portent son nom (3) attestent la préoccupation d'étendre et de réglementer le service de l'hospitalité, pour laquelle les Hospitaliers avaient été fondés ; l'examen des libéralités dont l'Hôpital fut gratifié pendant que Roger des Moulins présidait à ses destinées, particulièrement en Terre Sainte, révèle de sérieux accroissements territoriaux, qu'il n'est pas téméraire d'attribuer à l'influence personnelle du grand-maître et de rattacher à l'efficace protection que princes et particuliers trouvaient auprès des Hospitaliers contre les Infidèles.
Sources : Joseph Delaville Le Roulx. Les Hospitaliers en Terre Sainte et à Chypre (1100-1310). Paris, E. Leroux, 1904. In-8º, XIII-440 pages.
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Les Notes
1. Voire plus haut, page 81.
2. Cartulaire, I, nº 438, 443, 444, 450, 454, 457, 463, 467, 468, 470, 471, 472, 475, 483, 494, 496, 497, 508.
3. Voir plus haut, page 73. 4. Cartulaire, I, nº 496.
5. Il débarqua à Acre à l'automne de l'année 1177.
6. Chronologie der Grossmeister, 12.
7. Cartulaire, I, nº 551.
8. Cartulaire, I, nº 451 (donation du seigneur d'Arsur);
Cartulaire, I, nº 455 (achat d'un casal sous la tour de David à Jérusalem);
Cartulaire, I, nº 463 (achat de terres à Tyr);
Cartulaire, I, nº 468 (rachat de rente pour le casal S. Marie);
Cartulaire, I, nº 497 (achat du casal Moyen près de Kalenson);
Cartulaire, I, nº 498 (donation de Robert de S. Gilles).
9. Cartulaire, I, nº 454 (rente à Naplouse, échangée contre le casal et la rivière d'Amos);
Cartulaire, I, nº 464 (don d'une rue à Jérusalem avec faculté de bâtir).
10. Acquisition et acensement par l'Ordre (Cartulaire, I, nº 444 450, 469).
11. Acquisition du casal Caphaer (Cartulaire, I, nº 487, 488);
Donation à l'Ordre d'un serf par Baudouin de Rame (Cartulaire, I, nº 470).
12. Donation de la colline de Lacomédie par les seigneurs de Tibériade (Cartulaire, I, nº 459).
13. Donation d'une terre à Bechestin (Cartulaire, I, nº 458);
Rente faite à l'Ordre et ratifiée par le vicomte de Tripoli (Cartulaire, I, nº 482);
Donation du casal Siroba par le seigneur de Néphin et ses frères (Cartulaire, I, nº 503).
14. Donation de biens et droits au casal Tricaria et du casal S. Gilles (ce dernier en paiement d'une dette de 4000 besants) par Bohémond III d'Antioche (Cartulaire, I, nº 472 et 475).
15. Cartulaire, I, nº 494.
16. Cartulaire, I, nº 504.
17. Cartulaire, I, nº 467.
18. Cartulaire, I, nº 443.
19. Cartulaire, I, nº 428.
20. Cartulaire, I, nº 471.
21. Cartulaire, I, nº 474.
22. Cartulaire, I, nº 508 et 519.
23. Benoit de Peterborough, Gesta Henrici II, I, 131; Roger de Howden, Chronica, II, 133.
24. Monasticon Anglicanum, VI, 797.
25. Dell' Origine, 423.
26. Moulins la Marche, Orne, chef-lieu de canton.
27. Cartulaire, I, nº 527. Bulle : « Piam admodum », dont la promulgation se place entre 1178 et 1180.
28. Février 1179 (Cartulaire, I, nº 558). L'accord fut confirmé par Alexandre III le 2 août 1179 (Cartulaire, I, nº 570).
29. Les griefs du clergé contre l'Hôpital sont exposés dans une lettre de Jean de Salisbury (Migne, Patr. lai., CXCIX, col. 86).
30. Le sens de cette expression fut précisée par une bulle du 1 juin 1179. Elle devait s'entendre de la période de dix ans qui avait précédé le concile (Cartulaire, I, nº 566).
31. Cartulaire, I, nº 560. On attribua ici, comme on l'avait fait déjà à propos de la querelle de 1155, la bienveillance du concile de Latran aux subsides pécuniaires que la cour pontificale, pour rétablir ses finances obérées, aurait reçus des Hospitaliers (Gautier Mapes, De nugis curialium, 37).
32. Cartulaire, I, nº 590.
33. Cartulaire, I, nº 616. Cf. I, nº 634 (bulle du 14 août 1182).
34. Rohricht, Gesch. der Konigreichs Jerusalem, 375-80. Roger des Moulins dit, en parlant de cette victoire, que l'armée chrétienne comptait 3 000 hommes, qu'elle tua 30 000 Infidèles et en fit 15 000 prisonniers. Ces chiffres semblent exagérés.
35. Chronique d'Ernoul, 45. Guillaume de Tyr (Histoire occidentale des croisades, I, 1038 et 1041-2.)
36. Ficker, Invalidenpass fur einen Kreuzfahrer anno 1111, dans Katholische Zeitschrift, II, 171.
37. Rohricht, ibid., 382-6.
38. Ibn Alatyr (Historiens orientaux des croisades, I, 636); Abou Chama (Arabische Quellenbeitrage zur Geschichte der Kreuzzuge, I, 10).
39. Rohricht, ibid., 389.
40. Rohricht, ibid., 394-412.
41. Guillaume de Tyr (Histoire occidentale des croisades, I, 1117).
42. Ibid., I, 1127.
43. Guillaume de Tyr (Histoire occidentale des croisades, II, 3-4).
44. Ibid., II, 2.
45. Chronique d'Ernoul, 116.
46. Rohricht, Gesch. des Konigreichs Jerusalem, 412, note 1.
47. Cartulaire, I, nº 676. S'il avait été absent du royaume de Jérusalem, l'acte eût mentionné à son lieu et place le grand-précepteur, chargé de l'intérim du magistère pendant ce voyage.
48. Cartulaire, I, nº 662. Elle dut être écrite à la fin de septembre 1184, car elle mentionne l'arrivée des ambassadeurs à Brindisi et la retraite de Saladin dans ses états (15 septembre 1184).
49. Tout ce qui concerne cette ambassade a été raconté très exactement par Rohricht (Gesch. des Konig. Jerusalem 412-4), qui a utilisé toutes les sources occidentales.
50. Bulle du pape Lucius III accréditant les ambassadeurs auprès du roi Henri II (Cartulaire, I, nº 722).
51. Cartulaire, I, nº 755.
52. Raoul de Dicet, II, 34.
53. Roger de Wendower, II, 417; Benoît de Peterborough, I, 338 ; Roger de Howden, II, 304.
54. Marchegay, Chronique des églises d'Anjou (S. Aubin d'Angers), 45.
55. Cartulaire, I, nº 719.
56. Ce qui est certain, c'est qu'Héraclius était à Jérusalem le 7 mars 1186 (Strehlke, Tabulae ordinis theutonici, 18), et que Roger des Moulins se trouvait en Terre Sainte le 1 février 1186 (Cartulaire, I, nº 783).
57. Chronique d'Ernoul, 116-117 et 131-134.
58. Rohricht, Gesch. des Konigreichs Jerusalem, 420.
59. Cette trêve avait été conclue par le comte de Tripoli sous le règne de Baudouin V, c'est-à-dire en 1185, pour quatre ans, sur les conseils des grands-maîtres du Temple et de l'Hôpital, (Chronique d'Ernoul, 124). Benoît de Peterborough (Gesta Henrici II, I, 342 et 359) place la conclusion de la trêve en septembre 1184; selon ce chroniqueur, elle devait durer jusqu'à pâques de l'année 1185, avait été conseillée par les Hospitaliers et les Templiers (et non par leurs grands-maîtres, ce qui eût été inadmissible, puisque ceux-ci étaient alors en Occident), et obtenue grâce au versement de 60 000 pièces d'or fait par les Latins aux Musulmans. Il ajoute que le roi Guy de Lusignan la fit prolonger pour trois nouvelles années, ce qui en somme concorde, sauf le point de départ, avec le témoignage d'Ernoul.
60. Rohricht, ibid., 421.
61. Chronique d'Ernoul, 142-144.
62. Les sources ne sont pas d'accord pour évaluer leur effectif, mais toutes les estiment à environ 110 à 140 chevaliers et à 300 à 400 hommes de pied. Les Hospitaliers étaient représentés dans ce détachement par dix, et les Templiers par une centaine de chevaliers (Rohricht, ibid., 424).
63. Rohricht, ibid., 424.
64. Libellus de expugnatione Terrae Sanctae, 214, et toutes les sources occidentales. (Cf. Rohricht, ibid., 425.)
65. Epistola episcopi Wilhelmi de excidio terre Jehrosolimitane, dans Rohricht, Beitrage, I, 190; Chronique d'Ernoul, 146 et 151.
66. Cartulaire, I, nº 589 et 562.
67. Arnold, Chronica Slavorum, 119.
68. Cartulaire, I, nº 627.
Sources : Joseph Delaville Le Roulx. Les Hospitaliers en Terre Sainte et à Chypre (1100-1310). Paris, E. Leroux, 1904. In-8º, XIII-440 pages.
— Vous pouvez voir le livre dans son intégralité à cette adresse: Archives.Org
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